La récente publication de MoneyRadar.org, “Êtes-vous en train de devenir pauvre sans le savoir ?”, met en lumière l’érosion massive de la classe moyenne en France. Dans un contexte d’inflation galopante et d’incertitude économique, cette catégorie sociale, autrefois pilier de la société française, se retrouve progressivement écrasée entre polarisation des revenus et explosion des coûts. Plus alarmant encore, la perception qu’ont les Français de leur propre statut social est souvent erronée. Seule une partie des plus aisés reconnaît sa position privilégiée, tandis que beaucoup de modestes surestiment la leur. Comment s’est opérée cette fragilisation de la classe moyenne et quelles en sont les conséquences pour l’équilibre social français ?
Sommaire :
- Classe moyenne : définition floue d’une catégorie essentielle
- Les causes multiples de l’érosion de la classe moyenne
- La précarité énergétique, nouveau facteur de déclassement
- Le découplage entre productivité et salaires
- La fracture immobilière grandissante
Classe moyenne : définition floue d’une catégorie essentielle
La notion de classe moyenne est omniprésente dans les débats économiques et sociaux. Pourtant, elle repose sur une réalité statistique complexe, marquée par de fortes disparités au sein de la population française. Premier constat troublant : cette catégorie n’a pas de définition précise ni consensuelle. En général, on la décrit simplement comme “la population vivant au centre de l’échelle sociale”. Or, c’est une explication bien vague pour un groupe qui reste pourtant le moteur économique du pays.
Des définitions multiples pour une réalité insaisissable
Ni riche ni pauvre, cette classe intermédiaire se caractérise davantage par ce qu’elle n’est pas que par ce qu’elle est. Cette ambiguïté conceptuelle complique considérablement l’analyse de son évolution et de ses perspectives. Pour comprendre précisément où vous vous situez, trois notions statistiques sont essentielles :
- Le décile : Division de la population en dix parties égales selon le revenu.
- Le revenu médian. En 2023, il s’établissait à 2 183 € net pour une personne seule, signifiant que la moitié des Français gagne moins, l’autre moitié plus.
- Le revenu moyen. Il s’obtient en additionnant tous les revenus déclarés divisés par le nombre de déclarants. Ainsi, il atteint environ 2 650 € net mensuels en 2024
Selon les approches, on peut définir la classe moyenne par son :
- niveau de revenu,
- patrimoine,
- comportement de consommation,
- niveau d’éducation,
- sentiment d’appartenance.
Cette multiplicité de critères explique pourquoi les estimations de sa taille varient considérablement selon les études. Les institutions officielles tentent néanmoins de délimiter statistiquement cette catégorie, avec des résultats divergents :
Ces divergences méthodologiques ne sont pas anodines. Puisque selon les définitions retenues, la classe moyenne représenterait entre 30% et 70% de la population française.
La population française se découpe ainsi selon les déciles de revenu :
Un constat surprenant ressort des données de l’Observatoire des inégalités : on est considéré comme “aisé” dès que ses revenus mensuels dépassent deux fois le revenu médian, soit 3 860 € pour une personne seule ou 5 790 € pour un couple sans enfant.
La richesse subjective : quand perception et réalité divergent
Pourtant, cette réalité objective contraste avec la manière dont chacun perçoit sa propre situation. Notre vision de notre statut social est souvent biaisée. Ainsi, parmi les 20 % les plus aisés, seul un quart reconnaît sa richesse relative. À l’inverse, un tiers des 30 % les plus modestes surestiment leur position dans l’échelle sociale.
La concentration du patrimoine : quand l’immobilier devient inaccessible
Le patrimoine, encore plus que le revenu, révèle l’ampleur des inégalités en France. En 2023, sur les 14 041 milliards d’euros de richesse nationale, la concentration s’est nettement accentuée. Les 10 % les plus riches détiennent désormais 47 % du patrimoine total, contre 41 % en 2010.
Pour la classe moyenne patrimoniale (177 000 € à 531 000 €), la résidence principale représente environ 70 % du patrimoine. Cette forte dépendance à l’immobilier explique pourquoi l’accès à la propriété reste aujourd’hui le principal levier de sécurisation sociale pour la classe moyenne. À l’inverse, la difficulté croissante à devenir propriétaire menace directement l’existence même de cette catégorie.
Les causes multiples de l’érosion de la classe moyenne
L’inflation comme impôt caché
L’inflation agit comme un impôt invisible qui frappe de plein fouet la classe moyenne. Ainsi, cette dernière bénéficie de moins de mesures de protection que les bas salaires. La flambée des prix entre 2021 et 2023 a accentué ce déséquilibre. Depuis 2019, le SMIC a été revalorisé de 20 %, alors que le salaire médian n’a progressé que de 7,9 %. Résultat : l’écart entre les bas salaires protégés et la classe moyenne ne cesse de se creuser.
Selon les données de l’INSEE publiées en février 2025, les prix des produits de première nécessité ont augmenté de 15,7 % entre 2021 et 2024. Sur la même période, l’inflation générale s’est établie à 12,1 %. En outre, cette envolée des produits essentiels touche plus durement les ménages de la classe moyenne. Contrairement aux plus modestes, ils ne bénéficient pas d’aides sociales ciblées, tout en consacrant une part importante de leur budget aux dépenses contraintes.
Comme l’explique Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, l’inflation est aujourd’hui l’un des principaux facteurs de déclassement pour la classe moyenne française. Elle érode leur pouvoir d’achat sans véritable compensation.
Une précarité qui s’étend de plus en plus à la classe moyenne
Cet affaiblissement progressif du pouvoir d’achat entraîne une précarisation croissante. Aujourd’hui, 62 % des ménages modestes sont incapables de faire face à une dépense imprévue de 1 000 €. De même, 56 % ne peuvent pas remplacer un meuble devenu inutilisable. Plus grave encore, un quart d’entre eux se prive sur des postes essentiels comme l’alimentation ou le chauffage. Plus inquiétant, cette précarité touche désormais aussi les franges inférieures de la classe moyenne, créant un véritable effet de contagion sociale ascendante.
La précarité énergétique, nouveau facteur de déclassement
Une hausse des prix de l’énergie aux conséquences lourdes
Un des facteurs majeurs contribuant au processus de déclassement de la classe moyenne est la hausse spectaculaire des prix de l’énergie depuis 2021. En 2022, la précarité énergétique touchait 10,7% de la population française. Soit un Français sur dix incapable de maintenir une température adéquate dans son logement. Plus alarmant encore, ce taux grimpe à 23,5% parmi les personnes vivant sous le seuil de pauvreté.
En effet, selon l’ONPE, 79 % des consommateurs ont restreint leur chauffage en 2023 pour éviter des factures trop élevées. En chiffres absolus, cela représente près de 24 millions de foyers qui ont délibérément réduit leur confort thermique par crainte d’un impact budgétaire trop important.
Une explosion des coupures pour impayés
Par ailleurs, en analysant les données du Médiateur de l’énergie, on constate que le nombre de coupures et de réductions de puissance pour impayés de factures a augmenté de 24% entre 2023 et 2024 avec plus de 698 000 interventions. Ces coupures, qui touchaient traditionnellement les ménages les plus défavorisés, affectent désormais un nombre croissant de foyers de la classe moyenne inférieure.
Zones rurales et périurbaines : des territoires particulièrement vulnérables
De plus, les zones périurbaines et rurales sont particulièrement touchées. Dans ces territoires, le coût des déplacements quotidiens vient s’ajouter aux dépenses énergétiques liées au logement. Résultat : un effet ciseaux se crée, piégeant les classes moyennes dans une précarité énergétique complète. Les ménages doivent alors faire des choix difficiles entre se chauffer ou se déplacer.
Le chauffage, un nouveau luxe pour beaucoup
Cette précarité énergétique agit comme un puissant accélérateur de déclassement social. Ce qui était autrefois un confort minimal, comme se chauffer correctement, devient aujourd’hui un luxe inaccessible pour une part croissante de la population.
Le découplage entre productivité et salaires
Depuis plusieurs décennies, un découplage progressif entre la productivité du travail et les rémunérations s’observe en France. Entre 1995 et 2013, la productivité a augmenté de 30 %, tandis que les salaires réels médians n’ont progressé que de 16 %. Concrètement, cela signifie que les travailleurs français produisent plus de richesse, mais pour un gain salarial proportionnellement inférieur.
Les fruits de cette hausse de productivité sont majoritairement captés par le capital, au lieu d’être redistribués sous forme de salaires. En outre, cette dynamique contribue directement à la compression de la classe moyenne. Ce phénomène touche particulièrement les premiers déciles de revenus, pour qui chaque euro est crucial dans l’équilibre budgétaire mensuel. Leur marge de manœuvre financière se réduit ainsi de plus en plus.
À l’inverse, les catégories aisées, disposant de revenus plus élevés, ressentent moins l’impact de cette stagnation salariale. Leur niveau de rémunération leur permet de préserver à la fois leur niveau de vie et leur capacité d’épargne. Ce déséquilibre accentue les écarts de revenus et participe à la fragilisation progressive de la classe moyenne française.
La fracture immobilière grandissante
L’accès à la propriété, autrefois symbole d’appartenance à la classe moyenne, devient peu à peu un privilège réservé aux plus aisés. Les chiffres de l’INSEE (2024) sont clairs. Entre 1999 et 2023, le nombre d’années de revenus nécessaires pour acheter un logement a bondi de plus de 50 %. Cette envolée s’explique par l’explosion des prix immobiliers, aggravée récemment par la hausse des taux d’intérêt.
Un marché immobilier de plus en plus hors de portée pour la classe moyenne
À Paris, la situation reste critique. Au premier trimestre 2025, le prix moyen au mètre carré s’établit autour de 9 700 euros, selon les Notaires du Grand Paris. Résultat : l’achat d’un logement devient inaccessible pour la majorité des ménages de la classe moyenne.
Même dans les villes moyennes, autrefois perçues comme des refuges plus abordables, les prix s’envolent. D’après le baromètre 2025 de la FNAIM, les hausses sur cinq ans sont impressionnantes : +43 % à Angers, +38 % à Rennes et +35 % à Nantes.
Un taux d’effort devenu un obstacle majeur à l’accès à la propriété
Le taux d’effort, c’est-à-dire la part du revenu consacrée au logement, atteint aujourd’hui un niveau critique pour la classe moyenne. Selon les données croisées de l’ANIL et des observatoires du crédit immobilier publiées début 2025, plus de 42 % des ménages situés entre le 4? et le 7? décile dépassent le seuil des 35 %.
Pour rappel, ils n’étaient que 27 % dans ce cas il y a dix ans. Cette évolution est d’autant plus préoccupante que la norme bancaire fixe généralement la limite d’endettement à 35 % des revenus. Résultat : une part croissante de la classe moyenne se retrouve aujourd’hui exclue du marché immobilier.
La propriété immobilière, nouveau marqueur des inégalités sociales
Cette fracture immobilière creuse inexorablement les inégalités. Selon l’Observatoire des inégalités (2024), 87 % des ménages les plus riches sont propriétaires, contre seulement 58 % pour le reste de la population. L’écart se manifeste aussi dans les conditions de vie. Puisque les ménages aisés disposent en moyenne de 50 % de surface habitable en plus par rapport aux autres.
La rénovation énergétique, un nouveau piège pour les propriétaires modestes
La loi Climat et Résilience, avec ses nouvelles exigences de performance énergétique, a créé un effet d’éviction supplémentaire pour la classe moyenne. Ainsi, les logements classés F et G, appelés passoires thermiques, sont progressivement interdits à la location.
Leur rénovation, dont le coût est estimé entre 15 000 et 60 000 euros selon l’ADEME, représente un fardeau financier souvent insupportable pour de nombreux propriétaires modestes. Faute de moyens, beaucoup sont contraints de vendre à perte, au profit d’investisseurs disposant de liquidités suffisantes.
Pour une majorité de Français, la résidence principale représente aujourd’hui l’essentiel, voire l’intégralité, de leur patrimoine, lorsque l’accession à la propriété est possible. Quant aux jeunes actifs, fragilisés par la précarité de l’emploi, leur espoir de devenir propriétaires s’amenuise d’année en année. Selon une étude de l’Institut des Politiques Publiques (IPP) publiée en décembre 2024, l’âge moyen du premier achat immobilier est passé de 30 ans en 2000 à 38 ans en 2024.
Ce phénomène constitue l’un des principaux mécanismes de reproduction et d’amplification des inégalités sociales. Comme l’explique Jean-Claude Driant, professeur à l’École d’Urbanisme de Paris, dans une tribune publiée dans Le Monde en janvier 2025, nous assistons à la fin d’un modèle où l’ascension vers la propriété immobilière représentait un marqueur essentiel de réussite pour la classe moyenne. Selon lui, cette rupture anthropologique aura des conséquences considérables sur la structure même de notre société.