Les relations entre les propriétaires, les élus locaux et l’Architecte des Bâtiments de France (ABF) sont souvent empreintes de tensions et d’incompréhensions. Une proposition de loi déposée au Sénat tente de répondre à cette problématique. Cette réforme entend moderniser l’exercice des missions des ABF, en simplifiant les procédures et en renforçant la transparence. Face aux contraintes urbanistiques liées à la protection du patrimoine, cette initiative veut instaurer un dialogue plus fluide, plus juste, et mieux adapté aux réalités locales. Ce texte pose ainsi une question essentielle : l’Architecte des Bâtiments de France peut-il encore exercer ses fonctions dans un cadre à la fois respectueux du patrimoine et favorable aux projets d’aménagement ?
Sommaire :
- Les ABF face aux critiques croissantes
- Simplifier les périmètres de protection
- Transparence des décisions : une avancée attendue
- Créer des commissions de médiation départementales
- Vers une nouvelle vision de l’intérêt public en architecture
Les ABF face aux critiques croissantes
Un rôle central mais mal compris
L’Architecte des Bâtiments de France (ABF) est un acteur incontournable dans la protection du patrimoine architectural et urbain. Ce corps spécifique du ministère de la Culture a pour mission de préserver l’harmonie architecturale des abords de monuments historiques. En effet, leur rôle s’appuie sur l’article L.621-30 du Code du patrimoine. Un article qui impose un avis conforme de l’ABF sur toute modification visible depuis un monument classé.
“Lorsque le périmètre délimité des abords n’a pas été défini, les travaux exécutés sur les immeubles situés dans un rayon de 500 mètres autour d’un monument historique classé ou inscrit, et visibles de celui-ci ou en covisibilité avec lui, sont soumis à l’accord de l’Architecte des Bâtiments de France.”
Cependant, ce rôle protecteur est souvent vécu comme un frein. De nombreux projets se voient retardés ou refusés, sans que les citoyens comprennent les raisons techniques ou esthétiques. Ainsi, les autorités soumettent un remplacement de fenêtre, une installation de panneaux solaires ou un simple ravalement à une lourde procédure.
Des contraintes en décalage avec les réalités locales
Le zonage par défaut de 500 mètres autour des monuments classés s’applique de manière uniforme, sans tenir compte du contexte local. Or, dans certains cas, la covisibilité entre le bâtiment protégé et le projet est inexistante ou insignifiante. Cette rigidité provoque des blocages. Environ 25 % des logements en France sont concernés par ces zones, ce qui en fait une contrainte urbanistique de grande ampleur.
Des enjeux spécifiques pour les copropriétés
Les immeubles en copropriété sont particulièrement exposés à ces contraintes. Lorsqu’un projet de ravalement, de changement de menuiseries ou d’isolation thermique est envisagé dans une résidence collective proche d’un monument historique, l’ensemble de la procédure se complexifie.
En effet, le syndic doit soumettre le projet à l’Architecte des Bâtiments de France, ce qui rallonge les délais et augmente les coûts. Cela peut également freiner les projets de rénovation énergétique. Alors même qu’ils sont indispensables pour répondre aux objectifs de performance thermique imposés par la loi Climat et Résilience du 22 août 2021. En outre, les ABF alimentent la frustration des copropriétaires et ralentissent l’entretien du bâti collectif lorsqu’ils rendent des avis peu clairs ou incohérents.
Simplifier les périmètres de protection
Les périmètres délimités des abords : un outil juridique plus souple
Ce texte a été déposé au Sénat le 9 décembre 2024 par une large coalition de sénateurs, à l’initiative de Pierre-Jean Verzelen, sénateur de l’Aisne, et cosignée par Marie-Pierre Monier, Laurent Lafon, Sabine Drexler, et plusieurs autres parlementaires issus de divers groupes politiques. Cette transversalité politique témoigne d’un large consensus sur la nécessité de faire évoluer les missions de l’Architecte des Bâtiments de France.
La proposition de loi a été adoptée à l’unanimité au Sénat le 19 mars 2025. Ce vote rare par son unanimité montre la volonté du législateur d’apaiser les tensions croissantes autour de l’action des ABF et de rendre plus efficace la protection du patrimoine.
En effet, la proposition de loi propose de renforcer le recours aux périmètres délimités des abords (PDA), déjà prévus par l’article L.621-31 du Code du patrimoine. En effet, ces PDA permettent de définir des périmètres plus adaptés aux caractéristiques patrimoniales réelles, en partenariat avec les élus locaux.
Dès lors, cette approche permettrait de sortir du « zonage mécanique », souvent critiqué pour son manque de souplesse. À la place, les communes pourraient mettre en place des règlements locaux sur mesure, adaptés aux spécificités de chaque territoire. Concrètement, ces règlements fixeraient des prescriptions claires : choix des matériaux, teintes des façades, ou encore normes d’isolation compatibles avec le bâti ancien.
Un déploiement encore marginal
À la fin de l’année 2022, seuls 6,5 % des monuments historiques étaient dotés d’un PDA. Ce chiffre reste faible au regard des enjeux de protection du patrimoine. Pourquoi une telle stagnation ? Principalement à cause de la complexité de la procédure actuelle. Puisqu’elle impose une enquête publique, une consultation du propriétaire et la production de documents techniques souvent volumineux. Autant d’obstacles administratifs qui freinent les démarches, surtout dans les petites communes, généralement dépourvues de services d’urbanisme dédiés.
La proposition de loi prévoit donc de supprimer certaines étapes, sauf en cas d’adoption d’un règlement d’accompagnement. Objectif : encourager l’initiative locale et rendre la protection plus proportionnée et lisible.
Transparence des décisions : une avancée attendue
Un registre public des avis des ABF
Un autre pilier de la réforme est la publication numérique des avis des ABF, sur une plateforme nationale accessible à tous. Il s’agit d’une mesure de transparence, conforme aux standards actuels de l’administration publique. Cette base de données constituera un référentiel national, utile aux services instructeurs, aux élus et aux pétitionnaires.
Selon l’article 2 de la proposition de loi, ce registre serait disponible sur les sites du ministère de la Culture ou via la Plateforme ouverte du patrimoine (POP).
Le I de l’article L. 632-2 du code du patrimoine est complété par un alinéa ainsi rédigé : « Les avis rendus par les architectes des Bâtiments de France dans le cadre de la procédure prévue au présent I sont publiés sur un registre national gratuitement mis à la disposition du public au format numérique. »
Une source de jurisprudence pour les porteurs de projets
Aujourd’hui, les porteurs de projets avancent souvent à l’aveugle. Ils n’ont aucun accès direct aux avis rendus par les Architectes des Bâtiments de France dans des cas comparables. Or, cette opacité engendre des incertitudes, des retards, voire des abandons de projets. Pouvoir consulter les avis précédents, notamment dans un secteur similaire, permettrait de mieux anticiper les décisions. Cela éviterait les erreurs de conception et d’harmoniser les pratiques des ABF sur le territoire.
Ainsi, ce registre national numérique constituerait une véritable source de jurisprudence administrative. Il favoriserait l’émergence de référentiels cohérents, utiles non seulement aux particuliers, mais aussi aux architectes, promoteurs immobiliers et collectivités territoriales. Il pourrait aussi servir d’outil pédagogique pour les ABF eux-mêmes. Ils pourraient alors comparer leurs propres avis et mieux appréhender la diversité des situations locales. À terme, cela renforcerait l’égalité de traitement entre les territoires. De même, cela améliorerait la qualité des projets architecturaux tout en respectant les objectifs de protection du patrimoine.
Créer des commissions de médiation départementales
Une innovation pour désamorcer les conflits
L’article 3 de la loi propose la création d’une commission départementale de médiation. Celle-ci se réunirait à la demande du maire, sous l’égide du préfet de région. Elle inclurait l’ABF, les élus locaux, les représentants du CAUE et les associations de protection du patrimoine. Objectif : désamorcer les désaccords avant qu’ils ne deviennent des recours juridiques?. Ainsi, Le dossier peut être examiné par une commission départementale, réunissant les parties concernées, afin d’émettre un avis consultatif avant décision.
Une alternative au recours contentieux
Cette approche collégiale favoriserait un règlement pragmatique des litiges, tout en évitant la judiciarisation excessive. Ce modèle s’inspire de pratiques locales, déjà mises en place de manière informelle. En effet, dans certains départements ruraux, les ABF, les maires et les services d’urbanisme prennent l’habitude de se réunir en amont, avant même tout recours contentieux. Le dialogue permet souvent de prévenir les blocages et de rechercher des solutions concertées. Ainsi, dans plusieurs cas rapportés au Sénat, ces échanges ont permis de trouver des compromis intelligents. Là où l’application stricte des règles aurait conduit à des impasses : autorisation partielle, modification des matériaux, adaptation des prescriptions.
Cette commission agit comme un espace de médiation. En cela, elle évite les blocages inutiles et facilite l’acceptation locale des décisions d’urbanisme patrimonial. De plus, elle favorise une pédagogie des règles de protection, tout en restaurant un climat de confiance entre les citoyens et les institutions.
Vers une nouvelle vision de l’intérêt public en architecture
Intégrer la réhabilitation dans l’intérêt général
L’article 4 de la proposition de loi apporte une évolution majeure dans le cadre législatif de l’architecture en France. En effet, il modifie la loi n°77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture. Cet article intègre explicitement la réhabilitation des constructions existantes dans la liste des objectifs reconnus d’intérêt public.
Jusqu’ici, la loi valorisait principalement la création architecturale, la qualité des constructions neuves, leur insertion dans le paysage et la préservation du patrimoine. Désormais, la rénovation du bâti ancien bénéficie d’une reconnaissance juridique claire. Elle devient un enjeu d’intérêt public au même titre que la construction neuve.
Une réponse aux défis de la transition énergétique
Cette réforme répond à une problématique de terrain. Dans de nombreuses communes, les exigences de performance énergétique imposées par la loi Climat et Résilience se heurtent à la protection du patrimoine. Certaines techniques modernes d’isolation ou de rénovation, comme le bardage extérieur ou les fenêtres PVC, altèrent le caractère patrimonial du bâti ancien, provoquant des refus d’ABF.
En inscrivant la réhabilitation du bâti ancien dans le champ de l’intérêt général, la loi permet de mieux concilier protection du patrimoine et transition écologique. Cela légitime les démarches de rénovation sobres, respectueuses des matériaux traditionnels et des savoir-faire locaux.
Une reconnaissance pour les professionnels de terrain
Ce changement de paradigme bénéficie aussi aux architectes, artisans et entreprises spécialisés dans la restauration du patrimoine. À cet effet, il envoie un signal politique fort. La conservation du bâti ancien n’est plus un frein, mais une opportunité pour innover durablement, tout en valorisant l’identité architecturale des territoires.
Cette reconnaissance juridique permettra de mieux articuler les politiques de transition énergétique avec la protection patrimoniale. Elle donne aussi plus de légitimité aux recommandations des ABF dans les projets de réhabilitation.