L’indivision successorale, souvent perçue comme un état transitoire, se transforme trop souvent en véritable impasse juridique et patrimoniale. À cet effet, la proposition de loi, récemment transmise au Sénat (n°415), apporte un éclairage essentiel sur ce sujet complexe. Ce texte analyse les blocages liés à l’indivision successorale, leurs répercussions sur les territoires et proposent des leviers concrets pour fluidifier les procédures de sortie. À l’heure où de nombreux biens restent gelés faute d’accord entre héritiers, cette réforme législative entend simplifier les mécanismes de partage, garantir les droits des indivisaires tout en luttant contre le désordre foncier. Une problématique cruciale pour des milliers de familles françaises.
Sommaire :
- L’indivision successorale : un blocage juridique aux conséquences concrètes
- Pourquoi l’unanimité rend le partage difficile ?
- Des solutions juridiques pour débloquer l’indivision successorale
- Une proposition de loi pour faciliter la sortie de l’indivision successorale
L’indivision successorale : un blocage juridique aux conséquences concrètes
Une situation juridique transitoire devenue un frein durable
L’indivision successorale, prévue à l’article 815 du Code civil, désigne la situation dans laquelle plusieurs personnes exercent conjointement des droits de propriété sur les biens d’une succession. Elle a « vocation à s’achever par un partage » mais reste souvent en suspens faute d’accord entre héritiers. En effet, le rapport parlementaire n°1004 souligne que ces situations engendrent un abandon massif de biens. Dès lors, ces biens peuvent être bloqués dans des indivisions durables causées par la mésentente entre certains indivisaires, leur inertie ou même une identité ou une adresse inconnues.
Des impacts concrets sur les territoires
Dans les faits, l’indivision successorale devient bien plus qu’une difficulté juridique abstraite. Elle est un véritable frein au développement local, un obstacle à la valorisation du patrimoine et un facteur de désorganisation foncière. Ces conséquences sont particulièrement visibles dans certains territoires où les successions non réglées s’accumulent depuis plusieurs générations.
Corse : le désordre foncier persistant
Le cas de la Corse illustre de manière criante les effets délétères de l’indivision prolongée. Le rapport parlementaire précise que « Presque un tiers des parcelles du territoire Corse sont aujourd’hui enregistrées comme appartenant à une personne née avant 1910, donc présumée décédée ».
Cette situation découle en partie d’un régime successoral coutumier et de législations d’exception. Citons notamment l’arrêté Miot du 21 prairial an IX (1801) qui a favorisé le non-recensement des héritiers par des exonérations fiscales. Résultat : une multiplication des indivisions de fait, avec des dizaines d’héritiers potentiels pour un même bien, souvent sans titre de propriété formel.
Selon le rapport de l’Assemblée nationale : « Cette situation entrave l’application normale des règles du droit civil (en matière successorale et de donations entre vifs), limite les possibilités de recours au crédit, empêche l’exploitation et la mise en valeur des lieux concernés et réduit les recettes fiscales perçues par les collectivités publiques ».
Outre-mer : un gel du foncier endémique
Les territoires ultramarins ne sont pas épargnés. Le rapport de la délégation sénatoriale à l’outre-mer parle d’un « fléau endémique ». Il désigne ainsi la généralisation de l’indivision successorale, conséquence d’une transmission essentiellement orale, peu encadrée juridiquement.
Cette situation entraîne :
- des biens abandonnés ou squattés, devenus des foyers insalubres ;
- une rareté artificielle du foncier constructible, qui bloque les politiques de logement ;
- des difficultés pour identifier les propriétaires, percevoir la taxe foncière ou faire respecter les obligations légales comme le débroussaillage ou l’entretien des bâtiments.

C’est dans ce contexte que le législateur propose désormais d’outiller les communes. Et, cela, surtout via la création d’une base de données nationale des biens en état d’abandon. Cette dernière pourrait alors faciliter leur repérage, leur suivi et, potentiellement, leur réutilisation dans l’intérêt général.
Pourquoi l’unanimité rend le partage difficile ?
L’impératif d’unanimité : un verrou juridique hérité du droit civil napoléonien
Le principe d’unanimité dans l’indivision successorale est une pierre angulaire du droit civil français, hérité du Code Napoléon. Il repose sur l’idée que chaque indivisaire possède un droit égal sur l’ensemble du bien indivis. Ce qui implique que toute décision engageant le sort de ce bien — vente, donation, hypothèque — nécessite le consentement de tous.
Rappelons que ce principe est codifié à l’article 815-3 du Code civil, qui distingue trois catégories d’actes :
- Conservatoires, que tout indivisaire peut prendre seul.
- D’administration, réalisables à la majorité des deux tiers.
- De disposition, qui, sauf exceptions, requièrent l’unanimité des indivisaires.
« Les actes qui ne ressortissent pas à l’exploitation normale des biens indivis ne peuvent être accomplis sans l’accord unanime des indivisaires » (article 815-3 al. 3 du Code civil).
Si ce cadre vise à préserver les droits patrimoniaux de chacun, il se révèle en pratique extrêmement contraignant. Ainsi, un seul indivisaire peut bloquer la vente d’un bien, même s’il ne l’utilise pas, ne participe pas à son entretien ou même refuse tout contact avec les autres héritiers.
L’indivisaire silencieux, absent ou opposant : un cas fréquent et paralysant
Ce verrou juridique se heurte de plus en plus aux réalités contemporaines. C’est-à-dire, l’éclatement géographique des familles, mésententes, ruptures relationnelles, voire impossibilité de localiser un héritier. Or, ces situations sont loin d’être anecdotiques. Selon le rapport de l’Assemblée nationale, les blocages liés à un indivisaire inactif ou opposant sont une des principales causes de paralysie des successions.
Pour y remédier, la loi a prévu certains mécanismes spécifiques :
- L’article 837 du Code civil. Il permet à un indivisaire de mettre un cohéritier défaillant en demeure de se faire représenter dans le cadre d’un partage amiable. À défaut, le juge peut désigner une personne qualifiée pour représenter ce coindivisaire silencieux.
- L’article 841-1 du Code civil. Dans le cadre d’un partage judiciaire, il autorise également le notaire commis à demander au juge la désignation d’un mandataire pour l’indivisaire inerte.
Ces dispositifs visent à contourner l’inertie, mais restent peu mobilisés dans la pratique. Le Conseil supérieur du notariat souligne dans le rapport que « Ces procédures sont trop longues, trop complexes et peu efficaces, car les acteurs les évitent ». En effet, le coût (intervention d’un avocat, émoluments notariés, droit de partage), la lenteur des procédures et les contraintes de preuve rendent leur mise en œuvre dissuasive pour la majorité des familles concernées. Ainsi, l’unanimité, pensée comme protection, devient dans de nombreux cas un facteur d’inaction et de détérioration du patrimoine successoral.
Des solutions juridiques pour débloquer l’indivision successorale
Face aux difficultés rencontrées dans le droit commun, le législateur a instauré des régimes dérogatoires spécifiques dans certains territoires particulièrement touchés par les blocages successoraux.
En Corse : une gestion simplifiée pour résorber le désordre foncier
La loi n°2017-285 du 6 mars 2017 a instauré un régime exceptionnel pour les indivisions foncières situées en Corse. Désormais, la majorité des deux tiers suffit pour accomplir les actes de disposition (vente, donation) sur les biens indivis, à condition que l’indivision soit constatée par un acte de notoriété acquisitive établi par un notaire.
« Dans ce cas, la majorité simple suffit pour les actes d’administration et la majorité des deux tiers pour les actes de disposition, au lieu de l’unanimité exigée en droit commun ».
Cette simplification vise à réduire l’ampleur du désordre foncier, hérité d’un système coutumier et d’un faible taux de déclaration des successions, qui bloquent aujourd’hui près d’un tiers des parcelles corses.
Outre-mer : la loi Letchimy pour relancer la politique du logement
La loi n°2018-1244 du 27 décembre 2018, dite loi Letchimy, s’applique dans les territoires ultramarins (Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion, Mayotte, Saint-Martin, Saint-Barthélemy et Saint-Pierre-et-Miquelon). Elle permet aux indivisaires titulaires de plus de la moitié des droits indivis en pleine propriété de procéder à la vente ou au partage des biens indivis, dans le cas de successions ouvertes depuis plus de dix ans.
Le processus inclut :
- Une phase amiable obligatoire devant un notaire ;
- La notification du projet à tous les cohéritiers ;
- Un délai d’opposition (trois mois minimum) ;
- Si opposition, une saisine du tribunal qui vérifie que la vente ne porte pas une atteinte excessive aux droits des autres indivisaires.
Cette loi permet également aux indivisaires de procéder à des actes d’administration à la majorité simple. Ce qui facilite alors la mise en location ou l’entretien du bien.
Des outils prévus en droit commun, mais peu mobilisés
Le Code civil prévoit plusieurs dispositifs pour sortir d’une indivision bloquée, sans forcément passer par un partage judiciaire complexe.
Vente à la majorité des deux tiers (article 815-5-1)
Depuis la réforme de 2009, l’article 815-5-1 du Code civil permet aux indivisaires détenant au moins les deux tiers des droits indivis de demander au tribunal l’autorisation de vendre un bien indivis. Et, cela, même en l’absence de l’accord des autres cohéritiers.
Le processus prévoit :
- Notification par notaire de l’intention de vendre ;
- Délai de réponse des autres indivisaires (trois mois) ;
- Saisine du tribunal en cas d’opposition ;
- Le juge statue en fonction du préjudice moral ou économique causé aux indivisaires minoritaires.
Désignation d’un mandataire successoral (article 813-1 du Code civil)
Lorsqu’un héritier bloque l’administration de la succession, le juge peut désigner un mandataire successoral chargé provisoirement de gérer le patrimoine, y compris en procédant à des actes de disposition si nécessaire (article 814).
Autorisation judiciaire en cas d’opposition dommageable (article 815-5)
Un indivisaire peut demander au tribunal d’être autorisé à passer seul un acte de disposition, si l’opposition des cohéritiers met en péril l’intérêt commun.
« Lorsqu’un indivisaire est hors d’état de manifester sa volonté ou s’oppose de manière injustifiée, un autre indivisaire peut être autorisé par le juge à accomplir certains actes » (article 815-4 et 815-5 du Code civil).
Mesures urgentes du président du tribunal (article 815-6)
Le président du tribunal judiciaire peut prescrire toutes mesures urgentes nécessaires à l’intérêt commun, notamment en cas de danger pour la conservation des biens indivis ou d’empêchement grave.
Malgré ces outils, les professionnels soulignent un manque d’efficacité opérationnelle, en raison de la lourdeur des démarches, du coût des procédures (notaire, avocat, fiscalité) et de la durée excessive des partages judiciaires, qui peuvent s’étaler sur plusieurs années. Comme le rappelle le rapport : « Le partage judiciaire est une procédure lente, complexe, onéreuse, et les successions bloquées continuent d’empoisonner le quotidien de nombreuses familles ».
Une proposition de loi pour faciliter la sortie de l’indivision successorale
La proposition de loi n°415 a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale en mars 2025. Elle a été élaborée en réponse aux nombreux blocages constatés sur le terrain, aussi bien par les praticiens du droit que par les collectivités locales. Son objectif est clair : fluidifier les sorties d’indivision successorale en proposant des mécanismes plus simples et plus efficaces. En effet, ce texte, actuellement en cours d’examen au Sénat, propose une série de mesures innovantes destinées à moderniser et simplifier les procédures existantes. Et, cela, tout en préservant les droits fondamentaux des cohéritiers.
Faciliter la vente judiciaire en cas de succession vacante
L’un des dispositifs majeurs envisagés concerne les situations où l’indivision se retrouve bloquée en raison de successions vacantes. Le nouvel article 815-5-2 du Code civil, tel que proposé dans le texte, permettrait à l’administration des domaines de solliciter l’aliénation judiciaire d’un bien indivis lorsque certaines conditions sont réunies. D’une part, il faudrait que l’indivision existe depuis au moins dix ans. D’autre part, l’un des cohéritiers devrait être décédé depuis plus de deux ans, sa succession ayant été officiellement déclarée vacante.
Dans ce cas, le tribunal judiciaire pourrait autoriser la vente du bien, sous réserve que l’administration justifie avoir entrepris toutes les diligences nécessaires pour identifier et localiser les indivisaires manquants. Cette vente s’effectuerait par licitation, c’est-à-dire par mise aux enchères. Elle serait alors juridiquement opposable à l’ensemble des indivisaires, même en l’absence de leur accord formel.
Une procédure accélérée pour contourner l’inertie d’un indivisaire
En complément de cette première mesure, la proposition de loi prévoit également l’instauration d’une procédure judiciaire accélérée. Celle-ci serait mise en œuvre à titre expérimental, et ce, pour une durée de cinq ans. Sa mise en application concernerait uniquement certains départements, définis par arrêté ministériel, afin de tester son efficacité avant une éventuelle généralisation.
Cette innovation permettrait de présumer le consentement d’un indivisaire resté silencieux. Si, après mise en demeure, ce dernier ne répond pas dans un délai d’un mois, il serait réputé accepter le partage. Ce mécanisme vise ainsi à éviter que l’inertie d’un seul héritier ne bloque l’ensemble de la procédure, comme c’est souvent le cas aujourd’hui.
Un nouvel outil pour mieux repérer les biens juridiquement abandonnés
Par ailleurs, le texte prévoit la création d’un outil centralisé de repérage des biens en situation d’abandon juridique ou administratif. Il s’agirait d’une base de données nationale, alimentée par les administrations et les professions réglementées telles que les notaires.
Concrètement, cette base de données recenserait l’ensemble des biens concernés par des situations de blocage juridique ou administratif. Cela inclurait notamment les déclarations de parcelles en état d’abandon manifeste, les successions vacantes, les biens sans maître, ainsi que les successions en déshérence. Accessible aux élus locaux, cet outil leur offrirait une meilleure visibilité sur leur territoire. De plus, il permettrait de faciliter la mise en œuvre de politiques d’aménagement ou de réhabilitation foncière.
Conclusion
L’indivision successorale, souvent subie plus que choisie, reste l’un des principaux freins au règlement fluide des successions en France. Entre inertie des héritiers, complexité des démarches et blocages juridiques, de nombreux biens restent gelés, au détriment des familles et des territoires. Les réformes successives ont tenté de desserrer l’étau de l’unanimité, mais les effets concrets restent limités. La proposition de loi examinée en 2025, si elle est adoptée, pourrait enfin offrir des leviers concrets pour simplifier la sortie de l’indivision successorale, notamment en cas de succession vacante ou d’indivisaires introuvables. Un enjeu patrimonial, mais aussi de cohésion territoriale, auquel le législateur semble désormais prêt à répondre avec pragmatisme.